Biais cognitifs et montée de l’islamisme radical en France
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Biais cognitifs et montée de l’islamisme radical en France
A. FORGET : vice-président commission Prévention des risques et sûreté stratégique @R.O.C.K. Institute
Publié le 21 juillet 2025

Introduction
La France est confrontée depuis plusieurs décennies à une poussée de l’islamisme radical sur son sol, un phénomène multiforme qui va de l’entrisme idéologique subtil à la violence djihadiste explicite. Comprendre les ressorts de cette dynamique implique non seulement une analyse géopolitique et sociologique, mais aussi une plongée dans les mécanismes cognitifs qui rendent possibles l’adhésion à de telles idéologies de rupture. Nous analyserons donc, à travers une perspective originale, comment des biais cognitifs – ces schémas de pensée simplificateurs et souvent trompeurs – ont pu faciliter la diffusion de l’islamisme radical en France.
Dans cet article, nous approfondirons donc le rôle de ces biais mentaux dans la montée de l’islamisme radical, en nous appuyant sur les travaux de chercheurs majeurs du domaine. Florence Bergeaud-Blackler a documenté l’entrisme des Frères musulmans en Europe, tandis que Gilles Kepel a analysé les dynamiques du salafisme et du djihadisme, notamment la notion de rupture culturelle. D’autres spécialistes – Hugo Micheron, Bernard Rougier, Olivier Roy, etc.
– apportent également un éclairage essentiel sur l’islam politique en France. Leurs analyses, croisées avec les sciences cognitives, permettent de dégager une compréhension rigoureuse et nuancée du problème. L’objectif est d’articuler une distinction doctrinale claire entre frérisme, salafisme et djihadisme tout en examinant comment ces courants exploitent ou reflètent certains biais cognitifs individuels et collectifs.
Frérisme : l’entrisme idéologique des Frères musulmans
Le frérisme, terme dérivé de la Confrérie des Frères musulmans fondée en 1928 en Égypte, désigne l’idéologie islamiste inspirée par ce mouvement, telle qu’elle s’est déployée en Occident. Florence Bergeaud-Blackler, dans Le frérisme et ses réseaux (2023), décrit le frérisme comme une forme d’islamisme spécifique à l’Occident, apparue dans les années 1960 et caractérisée par des méthodes et objectifs distincts de ceux des partis islamistes du monde musulman. Contrairement aux islamistes du Proche-Orient qui cherchent la conquête directe du pouvoir étatique (par les urnes ou la révolution), le frérisme occidental vise à instaurer graduellement une société islamique mondialisée en contournant le politique, en investissant l’économie, la culture et le tissu associatif, plutôt que de prendre le pouvoir d’un État particulier. « Son but n’est pas la prise de pouvoir d’un État », souligne ainsi Bergeaud-Blackler. Cette stratégie d’influence diffuse a été qualifiée d’entrisme par le bas, consistant à infiltrer la société française au niveau local, notamment l’éducation nationale, l’enseignement supérieur et le milieu sportif, d’après un rapport officiel de 2025. L’idée est de façonner progressivement les mentalités et les
normes en rendant la société « charia-compatible » selon l’expression prêtée aux Frères musulmans.
Malgré son caractère non violent, le frérisme est considéré par certains analystes comme une menace pour la cohésion nationale, car il instille une vision du monde alternative et concurrente des valeurs républicaines, mais de manière souvent camouflée. Bergeaud-Blackler parle d’une véritable emprise idéologique exercée par les réseaux fréristes au sein de la société française. Ces réseaux s’appuient sur des associations cultuelles ou culturelles, des établissements scolaires privés, des ONG caritatives ou des instances représentatives se présentant sous un jour modéré, tout en diffusant subtilement une normativité islamique rigoriste. L’idéologie frériste s’infiltre ainsi « par capillarité » au sein des communautés musulmanes de France, en profitant parfois de biais cognitifs favorables : par exemple, le biais d’autorité (valorisation acritique de la parole de religieux ou d’érudits estampillés « représentatifs »), ou encore le biais de confirmation du côté de certains acteurs publics qui, par peur d’accusations d’islamophobie, ont tendance à minimiser les indices d’idéologie extrémiste chez des partenaires présentés comme « modérés ».
Les controverses autour du frérisme montrent d’ailleurs comment des schémas de pensée partisans peuvent brouiller l’analyse. D’un côté, des chercheurs comme Bergeaud-Blackler ou Bernard Rougier insistent sur l’existence d’un véritable soft power totalitaire frériste infiltrant les institutions. De l’autre, certains intellectuels dénoncent l’utilisation trop large du terme
« frérisme » qui risquerait d’englober tout conservatisme musulman et de devenir un fourre-tout conceptuel. Cette divergence elle-même reflète en partie des biais : biais d’assimilation excessive chez les uns (tendant à voir des Frères musulmans partout) et biais de déni chez les autres (refusant de voir l’idéologie à l’œuvre par crainte d’amalgames). L’intérêt d’une approche par la sûreté cognitive est précisément de dépasser ces angles morts en objectivant les faits. Ainsi, la présence avérée de réseaux liés aux Frères musulmans (tels que l’ancienne UOIF, devenue Musulmans de France) dans le champ associatif et éducatif français a été documentée, de même que leur discours d’apparence inclusive cachant une ambition séparatiste. Le récit victimaire est fréquemment mobilisé : toute critique de l’islamisme est qualifiée d’ « islamophobie » afin de souder l’in-group musulman supposément persécuté et de dissuader l’examen critique. Ce cadrage manipulatoire exploite le biais de polarisation morale du débat public – entre racisme anti-musulman d’une part et aveuglement d’autre part – ce qui a longtemps compliqué une réponse appropriée.
Salafisme : une contre-société en rupture
Le salafisme représente un autre pilier de l’islam radical en France. Inspiré par une vision littéraliste et ultra-puritaine de l’islam sunnite, ce courant prône un retour aux pratiques des salaf (les pieux ancêtres) et se caractérise par un rigorisme doctrinal extrême. En France, le salafisme a essaimé à partir des années 1990-2000 dans certains quartiers, avec l’appui de prêcheurs formés au Moyen-Orient (notamment influencés par le wahhabisme saoudien). Gilles Kepel décrit l’irruption du salafisme comme l’émergence d’une véritable contre-société islamisée au sein de l’Hexagone : « Dans les quartiers populaires où les marqueurs de l’islamisation sont ostensibles, il est devenu socialement difficile, voire impossible, de rompre le jeûne diurne en public durant le ramadan quand on est musulman “de faciès” » écrit Kepel, illustrant comment la pression normative s’est installée localement. Le salafisme, bien que numériquement minoritaire, exerce une influence forte qui introduit une rupture complète avec les valeurs de la société française, en proposant « un style de vie alternatif » fondé sur la dichotomie du halal et
du haram, du pur et de l’impur. Le vêtement (djilbeb pour les femmes, qamis et barbe pour les hommes), le refus de la mixité ou de la liberté de conscience, sont autant de marqueurs visibles de cette rupture identitaire et culturelle.
Bernard Rougier, qui a dirigé l’ouvrage Les territoires conquis de l’islamisme (2020), parle à ce propos d’une idéologie binaire de la rupture avec l’Occident et de l’allégeance à l’islam. Le salafisme inculque une vision du monde manichéenne opposant l’in-group des « vrais » croyants à l’out-group des non-musulmans ou des musulmans tièdes. Cette idéologie simpliste – Rougier souligne son simplisme et son rejet de tout esprit critique (ijtihad) – alimente un séparatisme mental et social. Elle se décline en France sous différentes formes : un salafisme quiétiste (repli apolitique sur la piété individuelle, tout en refusant l’Occident impie), un salafisme missionnaire (Tabligh, prêchant une islamisation accrue des pratiquants) et un salafisme jihadiste (qui prône le combat armé). Si les quiétistes se défendent de toute visée violente, leur prédication pose néanmoins les bases d’une « salafisation » de l’islam en France qui, selon Kepel et Micheron, a préparé le terrain au djihadisme. En d’autres termes, « le djihadisme n’a pas d’avenir en France sans le salafisme », car il lui faut un écosystème pour recruter et se légitimer idéologiquement.
La diffusion du salafisme a été facilitée par certains biais cognitifs et sociaux. D’abord, un biais de confirmation communautaire : dans des « écosystèmes » locaux (villes ou quartiers étudiés par Rougier, de Trappes à Toulouse), le repli entre convaincus renforce les convictions de chacun dans un cercle auto-référentiel. Les fidèles n’entendent plus que les prêches et discours conformes à leur vision du monde, tandis que toute contradiction externe est disqualifiée comme hostile à l’islam. Ce phénomène s’apparente à une bulle cognitive, où ne pénètrent que les informations allant dans le sens de l’idéologie en place. Hugo Micheron note par exemple que dans certaines prisons ou quartiers, des individus ont vécu « dans une bulle cognitive » entièrement acquise à l’apologie du djihad, ce qui les a empêchés de démystifier la propagande de Daech ou d’en voir les échecs. Le biais de groupe opère à plein : plus le groupe salafiste est soudé et isolé, plus il tend vers des positions extrêmes (phénomène de polarisation). Toute répression extérieure nourrit au contraire le sentiment victimaire et la cohésion interne. Kepel et Micheron décrivent un cycle de confrontation alimenté par ce biais de victimisation : plus les salafistes se développent et deviennent visibles, plus ils attirent l’attention des autorités (par exemple via des lois comme celle interdisant le voile intégral), ce qu’ils interprètent comme une persécution, renforçant leur conviction d’être une communauté assiégée et donc leur radicalité. Ce biais d’attribution hostile – percevoir systématiquement les actions de l’État comme hostiles à l’islam – est sciemment encouragé par les prédicateurs, qui dénoncent un complot occidental contre les musulmans. En retour, certains responsables publics ont parfois cédé à un biais d’essentialisation, confondant islam en général et islamisme radical : face à la montée du voile et des discours anti-République, le maire d’une commune évoquée par Micheron concluait un peu vite que « le problème était l’islam », sans voir l’activisme précis de réseaux salafistes locaux. Ce manque de discernement – dû à l’ignorance et la volonté de ne pas comprendre selon Micheron – a longtemps retardé une réponse adaptée.
Aujourd’hui, la doctrine salafiste en France est identifiée comme un facteur de rupture majeur avec le vivre-ensemble républicain. Ses tenants se présentent volontiers comme des innocents persécutés pour leur foi (arguant de la liberté religieuse), usant du discours de l’islamophobie pour disqualifier toute mesure les visant. Cette posture, soutenue parfois par des alliés improbables (certains militants d’extrême-gauche ou décoloniaux reprennent à leur compte la rhétorique victimaire islamiste), crée une zone grise cognitive : par antiracisme, des acteurs démocratiques hésitent à dénoncer un séparatisme religieux, ce que les salafistes exploitent en
retour. Ici encore, reconnaître et corriger ces biais – ne pas tomber dans le piège des amalgames
ni dans le déni au nom du relativisme culturel – est un enjeu de sûreté cognitive.
Djihadisme : le passage à la violence et ses justifications
Le djihadisme représente l’aboutissement violent de la trajectoire islamiste, là où l’idéologie se mue en action terroriste. La France a payé un lourd tribut au djihadisme, notamment à partir de 2012-2015 quand une vague d’attentats sans précédent a frappé le pays. Cependant, comme l’expliquent Gilles Kepel et Hugo Micheron, ces actes ne furent que la pointe émergée d’un processus plus long d’incubation. Entre 2012 et 2018, environ 2000 Français sont partis rejoindre des filières djihadistes en Syrie-Irak, faisant de la France le premier « exportateur » de combattants en Europe. Cette mobilisation s’inscrivait dans une dynamique entamée bien plus tôt. Hugo Micheron identifie trois territoires-clés du djihadisme français : certains quartiers de banlieue où l’idéologie a pris racine, les foyers de guerre au Levant (Syrie/Irak) qui ont aimanté ces recrues, et les prisons françaises où nombre de conversions et de radicalisations se sont opérées. Un événement catalyseur fréquemment cité par les djihadistes français est le 11 septembre 2001 : loin de n’être qu’une actualité lointaine, le 11/09 a eu « des conséquences sociologiques sur une partie des populations d’origine arabo-musulmane » en France. Dans certains quartiers, observe Micheron, l’admiration ou la fascination pour Al-Qaïda a brisé l’isolement de quelques prédicateurs extrémistes qui jusque-là étaient marginalisés. Ils ont soudain bénéficié d’une audience accrue parmi une jeunesse en quête d’identité, se sentant rejoindre un « grand mouvement » global. Des figures comme Olivier Corel (le « cheikh blanc » d’Artigat) ont alors réussi à enrôler des petites bandes de jeunes, tel le futur clan Clain, en leur inculquant une vision du monde apocalyptique et guerrière.
Le djihadisme hexagonal s’est nourri de la matrice salafiste intérieure (la dynamique de salafisation mentionnée plus haut) combinée à des déflagrations géopolitiques externes (guerre d’Irak, guerre civile syrienne). Kepel parle d’une conjonction quasi fatidique à partir de 2005 (émeutes des banlieues, changement de génération au sein de l’islam de France, diffusion sur internet du manifeste d’Abu Musab al-Souri appelant à la « résistance islamique mondiale ») qui a inauguré une période d’éruption terroriste après la longue incubation. Le projet d’al-Souri visait explicitement à internationaliser le djihad en misant sur les communautés musulmanes d’Europe : déclencher une guerre civile sur le sol occidental grâce à une jeunesse endoctrinée, afin de précipiter l’effondrement de l’Occident et le triomphe du califat. Cette idéologie apocalyptique a trouvé un terreau chez certains jeunes Français, d’origine musulmane ou convertis, souvent en rupture sociale ou familiale. Olivier Roy souligne que nombre de terroristes de la décennie 2010 en France étaient des jeunes de la « deuxième génération » ou des convertis sans ancrage religieux fort, passés très rapidement de la délinquance à l’extrémisme religieux. Leur engagement meurtrier relève, d’après Roy, d’une « révolte nihiliste générationnelle » – une rage autodestructrice de la jeunesse – qui s’habille des oripeaux de l’islamisme mais n’en procède pas directement. En d’autres termes, pour Roy il y a moins radicalisation de l’islam que « islamisation de la radicalité » : c’est parce qu’ils étaient déjà en rébellion violente qu’ils ont embrassé le djihad, et non l’inverse. Cette thèse, qui contraste avec celle de Kepel, invite à ne pas surestimer la religiosité initiale des djihadistes, et à chercher les causes dans la crise de la société globale autant que dans l’idéologie islamiste elle-même.
Quoi qu’il en soit, une fois le pas vers la violence franchi, les djihadistes déploient tout un arsenal de justifications cognitives pour légitimer l’horreur. Le meurtre de civils innocents, le suicide-
attentat, trouvent une rationalisation dans une vision du monde déshumanisée divisant l’humanité en deux camps : d’un côté les croyants vertueux, de l’autre les mécréants ontologiquement ennemis. Cette grille de lecture totalisante est soutenue par un biais de confirmation extrême – tout événement est interprété à travers le prisme du complot contre l’islam. Par exemple, confrontés à la défaite territoriale de Daech en 2019, les djihadistes persistent à croire en la justesse du djihad : « Daech en tant qu’organisation, c’est mal, mais le djihadisme en tant qu’idéologie, c’est l’avenir », rapportait Micheron au sujet des résidus de combattants et de leurs femmes, toujours enfermés dans leur bulle doctrinale. Pour maintenir ce système de croyance, ils ont recours à la dissonance cognitive : les échecs ou contradictions (tuer des enfants, réduire des musulmans en esclavage…) sont niés ou minimisés, tandis que chaque succès (attentat réussi, injustice subie par un musulman quelque part) est monté en épingle pour valider la propagande. Le biais de négativité joue ici un rôle clé : la communication djihadiste sature l’attention de ses recrues avec des images choquantes de violences subies par des musulmans (en Palestine, en Syrie, en Birmanie…), afin de provoquer colère et désir de vengeance. Des études suggèrent que ce type de contenus extrêmes en ligne active des biais émotionnels qui peuvent faciliter le basculement vers la radicalité. De plus, la référence quasi exclusive à des autorités sacrées (versets coraniques sortis de leur contexte, hadiths bellicistes, prêches de figures « héroïques » du djihad) exploite le biais d’autorité des croyants : puisque ces paroles sont perçues comme absolues, elles court-circuitent tout raisonnement autonome. Cette soumission cognitive à l’autorité religieuse est accentuée dans le cas des recrues les moins éduquées religieusement – celles que Roy appelle « la sainte ignorance » – qui prennent l’idéologie djihadiste au pied de la lettre comme le véritable islam, n’ayant pas les outils intellectuels pour la réfuter.
Il convient de noter que la lutte armée n’est pas seule en cause : l’entre-soi numérique a démultiplié l’impact du djihadisme. Les réseaux sociaux et messageries cryptées ont créé des communautés virtuelles fermées où le biais d’homogénéité règne : entouré de semblables en ligne, l’aspirant djihadiste se sent conforté dans son projet, normalisé au sein d’une fausse majorité (effet de faux consensus). De surcroît, la glorification de la violence présentée comme héroïque flatte un biais d’auto-valorisation chez de jeunes hommes souvent en manque de reconnaissance. Le récit djihadiste offre une épopée à qui se sentait insignifiant – d’où son pouvoir de séduction sur des individus en quête de sens et d’aventure, prêts à surmonter la peur de la mort par l’illusion d’une cause transcendante.
Enfin, il faut mentionner un biais cognitif qui a pu affecter les institutions françaises face au djihadisme : le biais de genre. Longtemps, les femmes endoctrinées dans l’État islamique ou les mouvances affiliées ont été perçues comme « moins idéologisées » et principalement suiveuses de leurs maris. Cette sous-estimation tenait à un stéréotype (femmes prétendument plus passives, victimes davantage qu’agentes). Micheron souligne que c’est souvent l’inverse : « les femmes sont plutôt à la tête de la dynamique » de radicalisation dans certains cas, d’autant qu’elles, n’ayant pas combattu directement, « ont vécu dans une bulle cognitive » préservant intact le mythe du djihad glorieux. Ce biais genré a pu retarder la prise en charge sérieuse des femmes revenantes de Syrie, considérées à tort comme « déradicalisées » par la simple expérience de la vie sur place. De même, les mineurs endoctrinés par Daech ont parfois été perçus avec un biais de pitié (« de pauvres enfants manipulés »), alors que certains adolescents revenus sont profondément convaincus du takfirisme de leurs éducateurs français. Une approche lucide commande de reconnaître que tout individu radicalisé, homme, femme ou mineur, constitue un défi cognitif : comment démanteler les certitudes acquises dans la bulle extrémiste ?
Biais cognitifs et prévention de la radicalisation : vers une sûreté cognitive
À la lumière de ce panorama, il apparaît que les biais cognitifs jouent un rôle de fil rouge dans la montée de l’islamisme radical en France, en affectant tant les individus vulnérables au discours extrémiste que la société qui y réagit. La « sûreté cognitive » vise précisément à renforcer la résilience mentale de la population et des institutions face à ces schémas trompeurs. Il s’agit, pour une commission de prévention, de détecter, analyser et corriger les biais qui facilitent la propagation de l’idéologie islamiste radicale ou qui freinent sa détection.
Du côté des individus en voie de radicalisation, plusieurs axes préventifs se dégagent :
- Éducation aux biais cognitifs et à l’esprit critique : des programmes innovants, tels que le projet européen Prebunking PRECOBIAS, misent sur la sensibilisation des jeunes aux mécanismes de manipulation en ligne et à leurs propres biais cognitifs. En apprenant à repérer un biais d’ingroup/outgroup dans un message (ex: rhétorique du « nous contre eux ») ou un biais de conspiration (ex: « tout est la faute d’une élite cachée »), le jeune peut prendre du recul au lieu de réagir émotionnellement. L’objectif est de développer l’autonomie cognitive : que chacun comprenne comment ses opinions peuvent être influencées à son insu et adopte des réflexes de vérification. Par exemple, face à une vidéo alarmiste sur des « musulmans persécutés », encourager à vérifier la source et le contexte plutôt que de partager instinctivement. Ou encore, enseigner la diversité des interprétations de l’islam pour casser le biais de simplification religieuse qui fait passer l’idéologie salafiste pour la seule orthodoxie possible.
- Contre-discours et récits alternatifs : lutter contre la prégnance d’un biais requiert souvent de le remplacer par une autre grille de lecture plus nuancée. Ainsi, face au biais de victimisation largement exploité par les islamistes, il importe de diffuser des contre- discours valorisant les réussites de citoyens français de culture musulmane, l’attachement aux valeurs républicaines, la compatibilité entre foi musulmane et modernité démocratique. Montrer qu’on peut être pleinement musulman et français sans subir de discrimination systémique, c’est ôter de la crédibilité à la narrative de persécution que vendent les extrémistes. De même, opposer aux théories complotistes une explication plus rationnelle et factuelle (par exemple, déconstruire l’idée d’un « plan secret » anti-islam en expliquant les vrais enjeux géopolitiques) peut réduire le biais d’intention malveillante omniprésente. Ce travail de contre-narration doit être mené par des acteurs crédibles aux yeux des publics cibles – souvent, d’anciens extrémistes repentis, des imams éclairés formés en France, ou des jeunes influençeurs musulmans engagés contre la haine, sont les mieux placés pour démanteler les sophismes djihadistes.
- Accompagnement psychosocial individualisé : sur le plan cognitif, chaque parcours de radicalisation est singulier. Certains sont dominés par un biais émotionnel (colère, besoin de vengeance), d’autres par un biais identitaire (quête de pureté et de loyauté), d’autres encore par un biais de désespoir (attirance pour la mort héroïque faute de perspectives). Les cellules de suivi et les travailleurs sociaux formés en
« déradicalisation » doivent diagnostiquer quel biais principal a piégé la personne pour ajuster leur approche. Par exemple, travailler la dissonance cognitive chez un repenti en l’amenant à admettre les contradictions entre les promesses utopiques du djihad et la
réalité sordide vécue (esclavage, corruption des émirs, etc.) afin de briser la nostalgie du
« paradis perdu ». Ou bien, restaurer un locus de contrôle interne chez un jeune qui attribuait tous ses échecs à la société (biais d’externalisation), pour lui redonner l’envie d’agir par lui-même de façon positive.
Parallèlement, du côté de la société et des institutions, garantir la sûreté cognitive face à l’islamisme radical implique :
- Former les acteurs de terrain (enseignants, policiers, juges, éducateurs) aux biais qui peuvent entraver leur vigilance. Comme l’a noté Micheron, la France a connu une
« pudeur » voire un aveuglement académique et politique sur le phénomène islamiste, par crainte d’enflammer les débats ou de stigmatiser. Ce biais de minimisation a eu des conséquences lourdes : retard dans la détection de foyers islamistes, surveillance insuffisante de prédicateurs de haine laissés libres pendant des années, etc. Désormais, il faut outiller les agents publics pour qu’ils sachent distinguer ce qui relève de la pratique religieuse légitime et ce qui manifeste une dérive extrémiste. Cela passe par l’enseignement de notions d’islamologie (comme le proposait Y. Chiheb, introduire l’étude scientifique de l’islam à l’Université) afin d’éclairer le fait religieux et de retirer aux seuls islamistes le monopole du discours sur l’islam. Un décideur formé sera moins enclin aux jugements hâtifs biaisés : il ne rangera pas tout signe musulman dans
« radicalisation » (éviter l’amalgame), mais ne balayera pas non plus d’un revers de main les signaux faibles d’emprise intégriste.
- Assainir l’écosystème informationnel : sur Internet, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer pour limiter la propagation virale des contenus extrémistes qui exploitent les biais cognitifs. Si la censure frontale est délicate (risque de biais de martyre renforcé chez les extrémistes se voyant bannis des plateformes), il est possible de privilégier le dérangement algorithmique : noyer les messages de propagande sous une offre alternative positive, utiliser le référencement pour mettre en avant des résultats de recherche qui contredisent les récits complotistes, etc. Des collaborations avec les géants du web ont été initiées pour détecter et supprimer plus rapidement les contenus terroristes, mais une approche plus fine consisterait aussi à inoculer les esprits. Par exemple, avant même qu’un jeune ne tombe sur un meme salafiste, lui avoir appris en cours d’éducation civique comment ces images jouent sur l’humour, la répétition et l’effet de meute (bandwagon effect) pour diffuser des clichés anti-occidentaux. Ainsi, au moment de l’exposition, le biais pourrait être neutralisé par la conscience de la manipulation à l’œuvre.
- Renforcer le lien social et la mixité : si la rupture cognitive précède souvent la rupture violente, alors favoriser le pont cognitif entre différents groupes sociaux est une mesure de sécurité à long terme. Concrètement, cela signifie soutenir les initiatives locales qui recréent du dialogue là où il n’y en a plus. Par exemple, encourager des débats publics dans les quartiers sur des thèmes comme la laïcité, la citoyenneté, l’histoire de l’islam de France, pour désamorcer les visions caricaturales. Il faut donner la parole aux imams républicains, aux intellectuels musulmans anti-islamistes, aux femmes musulmanes progressistes, afin de briser le biais de disponibilité qui fait que l’on n’entend souvent que les plus extrêmes parce qu’ils sont plus bruyants. En complétant ce travail par une vigilance sur les financements étrangers (assécher les flux venant de pétromonarchies exportant leur idéologie, comme l’a recommandé un rapport), la France peut réduire l’influence des courants salafistes et fréristes sur son sol.
En définitive, aborder l’islamisme radical sous l’angle des biais cognitifs permet de compléter l’approche sécuritaire classique par une approche préventive et compréhensive. Plutôt que de ne voir que la dimension policière ou géopolitique du problème, on intègre sa dimension humaine profonde : des esprits sont conquis avant que les territoires ne le soient. Le défi est autant de libérer ces esprits de l’emprise idéologique que de protéger physiquement la Nation. En cela, la perspective d’une commission de sûreté cognitive en France ouvre des pistes stimulantes. Elle nous invite à conjuguer le savoir des islamologues, des sociologues et des psychologues pour développer une stratégie holistique : désamorcer les pièges mentaux tendus par l’islamisme radical, reconstruire du sens et de la nuance là où règnent le fanatisme binaire et la haine. C’est un travail de longue haleine, mais indispensable pour tarir durablement les flux de la radicalisation et renforcer la résilience cognitive de la société française face aux extrémismes de tout bord.
Bibliographie
- Bergeaud-Blackler, Florence, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête. Paris, Odile Jacob, 2023.
- Kepel, Gilles, Terreur dans l’Hexagone : genèse du djihad français. Paris, Gallimard, 2015.
- Kepel, Gilles, « Il faut repenser la problématique de la rupture djihadiste… », Tribune, Le Monde, 28 oct. 2019.
- Micheron, Hugo, Le jihadisme français : quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.
- Rougier, Bernard (Dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020.
- Roy, Olivier, Le djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.
- Roy, Olivier, « La radicalisation n’est pas l’apanage d’un choc des civilisations »,
Interview in Le Monde, 25 Nov. 2015
- Rapport au Sénat, Combattre la radicalisation islamiste – Audition d’H. Micheron, 2020.
- Rapport France Stratégie, La manipulation de la notion d’islamophobie, in Kepel, G.
La fracture, Paris, Gallimard, 2018.
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