L’Afrique en recomposition : dynamiques discrètes d’une militarisation accélérée
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L’Afrique en recomposition : dynamiques discrètes d’une militarisation accélérée
Kamal Akridiss : Président @R.O.C.K. Institute
Publié le 28 Mai 2025
une dynamique mondiale qui ne laisse pas l’Afrique à l’écart
Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de tension militaire à l’échelle mondiale. Les dépenses militaires globales ont grimpé à un niveau sans précédent de 2718 milliards de dollars en 2024, marquant une augmentation de 9,4 % comparativement à 2023. Cette donnée correspond à 2,5 % du PIB global et signale la dixième année d’affilée de hausse des budgets militaires. Ce phénomène est stimulé par des conflits actifs (Ukraine, Gaza, mer de Chine méridionale), des tensions géopolitiques persistantes et une réorganisation stratégique des alliances mondiales.

Dans ce cadre, l’Afrique présente une caractéristique unique : malgré qu’elle ne constitue que 1,9 % des dépenses globales, elle est le théâtre d’une mutation militaire sous-jacente, éclatée mais importante. Deux approches se confrontent : d’une part, une consolidation progressive organisée dans le nord du continent (surtout en ce qui concerne la rivalité entre l’Algérie et le Maroc), de l’autre, une militarisation opportuniste et parfois chaotique au sein des États sahéliens dirigés par des juntes.
L’Afrique du Nord : vers un équilibre de puissance régional
En 2024, l’Afrique du Nord, avec un budget militaire de 30,2 milliards de dollars (une augmentation de 8,8 % comparé à 2023), influence nettement les tendances sécuritaires du continent africain. La région en question représente à elle seule 58 % des dépenses militaires de l’ensemble du continent. La raison principale de cette concentration est les stratégies de défense nationale qu’ont mises en œuvre l’Algérie et le Maroc, ensemble elles constituent plus de 90 % des dépenses de la sous-région.
Algérie : politique de sécurité et modernisation des capacités
- Dépenses militaires 2024 : 21,8 milliards USD (+12 %)
- Ratio dépenses/PIB : 8 %, l’un des plus élevés au monde
- Part du budget de l’État : 21 %
- Équipements : chars T-90, systèmes S-400, avions Su-30, drones turcs et russes
L’Algérie poursuit une stratégie de défense fondée sur la dissuasion, la modernisation de ses forces armées et la sécurisation de ses vastes frontières. Cette orientation s’appuie sur une doctrine de souveraineté militaire renforcée, alimentée par les recettes énergétiques et des partenariats diversifiés avec la Russie, la Chine, et la Turquie.
Maroc : professionnalisation et diversification stratégique
- Dépenses militaires 2024 : 5,5 milliards USD (+2,6 %)
- Ratio dépenses/PIB : environ 4 %
- Modernisation des FAR via des partenariats stratégiques avec Israël, les USA, la France et l’Espagne
- Nouveaux équipements : systèmes Patriot, drones Heron, satellites espions, frégates FREMM
Le Maroc élabore une stratégie de défense axée sur l’amélioration des capacités des Forces Armées Royales et une diversification technologique. Il adopte une attitude proactive et collaborative, aussi bien à l’échelle continentale qu’internationale, en mettant l’accent sur la cybersécurité, l’interopérabilité et la protection des intérêts régionaux.
Bien qu’ils adoptent des stratégies distinctes, les deux pays ont un but partagé : garantir leur sécurité nationale dans un contexte régional complexe. La question du Sahara occidental, qui est un sujet historique, continue d’avoir un impact sur la dynamique de sécurité, mais dans une optique de prévention des déséquilibres stratégiques.
Afrique subsaharienne : contraction budgétaire et vulnérabilité stratégique
En 2024, les budgets militaires en Afrique subsaharienne ont atteint 21,9 milliards de dollars, avec une baisse de 3,2 %. Cette baisse est due aux restrictions économiques domestiques, aux enjeux sociaux et aux tensions politiques internes qui compliquent la préservation d’un effort de défense significatif. Il existe également une dépendance constante aux fonds externes et à l’aide sécuritaire internationale.
Afrique du Sud, Nigeria, Éthiopie : les géants régionaux en repli tactique
- Afrique du Sud : Avec 2,8 milliards USD, en baisse de 6,3 %, le pays affiche une volonté assumée de réduire son effort militaire. L’ANC au pouvoir a adopté une stratégie centrée sur le redressement économique, la lutte contre les inégalités et l’amélioration des services publics. Mais cette désescalade budgétaire fragilise les capacités de projection régionale du pays, notamment dans la SADC ou au Mozambique.
- Nigeria : Confronté à des défis majeurs (Boko Haram, banditisme, tensions intercommunautaires), le pays n’a pas significativement augmenté ses dépenses, malgré un contexte de sécurité intérieure dégradé. La stagnation budgétaire traduit une difficulté à concilier sécurité et stabilité macroéconomique, dans un environnement marqué par la volatilité du naira et les pressions sociales.
- Éthiopie : Après avoir mobilisé d’importants moyens pour la guerre au Tigré, le gouvernement d’Abiy Ahmed adopte une ligne de rééquilibrage. Le coût du conflit a épuisé une partie des ressources de l’État et affaibli la position stratégique d’Addis-Abeba dans la Corne de l’Afrique.
En somme, cette contraction budgétaire peut être vue comme une tentative de réaffectation des ressources vers le développement socio-économique. Mais elle révèle aussi une forme de vulnérabilité stratégique dans des contextes régionaux de plus en plus instables.
Le Sahel : militarisation autoritaire et reconfiguration sécuritaire
Alors que certaines régions du continent réduisent leurs budgets, le Sahel connaît une dynamique inverse : hausse rapide, recentrage sur la défense intérieure, rupture avec les modèles sécuritaires hérités de la coopération occidentale.
Les pays comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger, dirigés depuis peu par des régimes militaires, ont vu leurs dépenses militaires exploser :
- Burkina Faso : +108 % (2021–2024)
- Niger : +56 % (2022–2024)
- Mali : +38 % (2020–2024)
Ces augmentations s’expliquent par le désir de rénover des dispositifs sécuritaires considérés comme inefficaces et d’affirmer une souveraineté regagnée vis-à-vis de la communauté internationale. Simultanément, ces gouvernements ont coupé les liens avec l’armée française, réorienté leurs alliances vers des pays comme la Russie, la Turquie ou les Émirats arabes unis, et intensifié leur programme de réarmement.
Malgré son alignement officiel avec certaines puissances occidentales, le Tchad a également rehaussé son budget de défense de 43%. Il accorde la priorité à la protection de son territoire contre les groupes armés et les conflits internes.
Ce phénomène s’accompagne d’un changement de doctrine : passage d’un modèle de « sécurité partagée » à un modèle de défense endogène et autonome. Toutefois, cette militarisation rapide pose plusieurs défis :
- Faiblesse des capacités logistiques et technologiques ;
- Risque d’armées surdimensionnées face à des économies fragiles ;
- Fragilité du lien armée-nation dans des sociétés fragmentées.
Le Sahel devient ainsi un laboratoire de la souveraineté sécuritaire, mais sous haute tension.
Analyse stratégique : une triple recomposition du paysage militaire africain
L’Afrique entre dans une ère de reconfiguration sécuritaire à trois vitesses :

Ces dynamiques traduisent une rupture : la militarisation africaine n’est plus uniquement dictée par les anciennes puissances coloniales, mais de plus en plus par des logiques de souveraineté, d’influence régionale et de repositionnement géopolitique.
Conclusion : vers une souveraineté militaire africaine ou un piège budgétaire ?
La progression des dépenses militaires en Afrique, bien que hétérogène, révèle un continent en pleine transition stratégique. Si les chiffres bruts peuvent sembler faibles à l’échelle mondiale, la dynamique interne est puissante, révélatrice de tensions profondes et de repositionnements géopolitiques majeurs.
Les puissances africaines du Nord, à l’instar de l’Algérie et du Maroc, affirment leur rôle stratégique par des politiques militaires cohérentes, inscrites dans des visions nationales distinctes mais complémentaires dans la stabilité régionale.
À l’opposé, les pays du Sahel s’engagent dans une course à l’armement défensive, souvent guidée par les urgences du pouvoir plus que par une stratégie long terme. Quant à l’Afrique subsaharienne dite « institutionnelle », elle semble désarmée face à cette nouvelle donne stratégique.
Pour transformer cette militarisation en levier de souveraineté, l’Afrique devra impérativement :
- Investir dans l’intelligence stratégique, la formation des élites militaires, et la doctrine ;
- Créer une base industrielle de défense adaptée à ses réalités économiques ;
- Développer des alliances intra-africaines de sécurité, fondées sur la confiance, l’interopérabilité et la complémentarité.
La militarisation du continent peut être une arme de souveraineté ou un accélérateur de fragmentation. Tout dépendra de la capacité des États africains à transformer l’effort militaire en puissance stratégique maîtrisée et responsable.
Sources
chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://www.sipri.org/sites/default/files/2025-04/2504_fs_milex_2024.pdf
https://trt.global/fran%C3%A7ais/article/eaf74c33259b
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